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Saint GODRIC


Saint Godric ermite (✝ 1170)

Les pêches miraculeuses de Godric de Finchale :dauphins et saumons à volonté dans la vie d’un saint anglais du XIIe siècle

INTRODUCTIONLes pêches miraculeuses ne semblent pas faire partie des exploits les plus courants des saints dont les aventures ont captivé les hommes du Moyen Âge. Malgré le précédent biblique, on ne trouve par exemple aucun pêcheur parmi les héros des hagiogra-phies recueillies par le compilateur dominicain Jacques de Voragine dans sa fameuse Légende dorée (Boureau et al. 2013).Quelques figures de saints pêcheurs se distinguent pourtant dans certaines œuvres du nord de l’Europe, parmi lesquelles celle de l’ermite Godric de Finchale, qui passa les soixante dernières années de sa vie dans la région de Finchale, non loin de Durham. L’exis-tence mouvementée du personnage est rapportée par écrit peu après sa mort, survenue en 1170, par le moine anglais Reginald de Durham, son contemporain. Ce dernier, sur les conseils de l’influent cistercien Aelred de Rievaulx, ami de Godric, a d’ailleurs rencontré le saint pour recueillir son témoignage, comme il le relate dans sonœuvre(Stevenson 1847). La première réaction de l’ermite n’est pas encourageante pour son jeune biographe : il prétend ne pas être un sujet intéressant et se présente comme un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Il accepte pourtant de raconter les aventures qu’il a traversées depuis sa naissance dans une famille modeste à Walpole, dans l’actuel comté du Norfolk : comment il a échappé à la mort quand il était mar-chand et capitaine de navire ; son séjour sur l’île de Lindisfare, au cours duquel saint Cuthbert lui est apparu ; ses pèlerinages à Rome, Compostelle et Jérusalem. Un trait saillant de cette vie exceptionnellement riche est la relation privilégiée qu’entretient Godric avec les créatures aquatiques, et plus spécialement avec des créatures aquatiques très septentrionales : des saumons et des dauphins comme l’on n’en trouve pas en Méditerranée, puisque ceux que rencontrent Godric sont échoués sur le sable à marée basse. Les spécimens mis en scène dans cette hagiographie du XIIe siècle présentent plusieurs caractéristiques qui les éloignent considérablement du modèle de l’ichtus, symbole du Christ, poisson idéal aussi pur que son élément, l’eau, et de surcroît, aliment maigre par excellence. Comme nous le verrons en étu-diant les six épisodes « poissonneux » de l’œuvre, les singularités des créatures aquatiques de la Vita Godrici (Stevenson 1847) manifestent à l’évidence une connaissance directe des espèces et de l’écosystème. L’originalité de l’œuvre et son intérêt pour nous aujourd’hui, résident d’ailleurs pour beaucoup dans cette familiarité du biographe avec l’environnement évoqué1. La charge symbolique des épisodes en question n’en est pas moins présente. Ces dauphins et ces saumons, malgré leur forte caractérisation, liée au contexte géographique, écologique, alimentaire, sans doute aussi à un arrière-plan culturel païen, sont mis au service de la morale chrétienne et du projet hagiographique. Comment Reginald de Durham édifie-t-il la figure paradoxale de ce saint nordique, un st aux saumons ? UNE RENCONTRE DÉCISIVE :LE JEUNE GODRIC ET LES TROIS DAUPHINS Pendant une période de grande famine, Godric trouve trois dauphins échoués sur un immense banc de sable laissé à découvert par les flots, dans l’estuaire de la Welland, dans le Lincolnshire. La localisation de l’épisode et les habitudes des habitants sont décrites avec précision :Fluctus quidam marini in seipsos contracti, littoreos sinus terrae detexerant, et per quatuor pene millaria arenas siccantes deseruerant. Est quidem locus ille Wellestrem dictus, villae quae Spauding dicitur pene contiguus ; ubi detectis arenis, mos erat ipsius provinciae incolis loca maris patentia explorandi gratia perlustrare, et praedas, et forte alia aliqua quae aestus marini consuescunt ad portus secum conducere, suis inventa usibus reser-vare. Ex his enim quandoque incolae divitias asciscunt, dum sibi libere ceditur quaecumque commoda ibi vel bona forte reperiunt. (Stevenson 1847 : iii, § 12, 26) (Le reflux marin avait laissé à découvert une anse qui s’éten-dait sur presque quatre miles de sable asséché. Il s’agit de ce lieu nommé Welland, tout proche de la ville de Spalding ; là où le sable est découvert, les habitants de cette province ont pour coutume de parcourir la zone dégagée par la mer pour l’explorer et de rapporter avec eux au port leur butin et tout ce que les flots peuvent amener habituellement, en se réser-vant le profit de leurs trouvailles. En effet, dans cette région, lorsque des habitants se procurent ainsi des richesses, ils dis-posent librement de tout bien trouvé par hasard.) (trad. pers.)La ville de Spalding dans le Lincolnshire est bâtie sur la rivière Welland, qui se jette dans la Mer du Nord (Fig. 1). On peut supposer que l’épisode se déroule aux alentours de l’embouchure. La coutume décrite par ce récit n’est autre que le droit d’épave. Les animaux et les objets rejetés par les flots faisaient au Moyen Âge l’objet de réglementations précises. Ils pouvaient constituer une richesse non négligeable, en par-ticulier lorsque l’on avait l’heureuse surprise de découvrir sur le rivage un grand mammifère marin comme une baleine ou un cachalot. Le découpage se faisait alors sur l’estran (Guizard 2012). On sait que, d’après certaines coutumes comme celle des poissons royaux, une part de cette récolte de la mer revenait aux rois ou aux autorités religieuses. Reginald de Durham souligne dans ce passage une spécificité de la région où se déroule l’action : le droit d’épave n’est exercé par aucune autorité supérieure, si bien que chacun peut jouir librement du fruit de ses propres trouvailles. Le récit suggère qu’une activité régulière de ramassage se met en place pendant les périodes de marée basse.Le biographe est un contemporain du saint, avec lequel il a eu plusieurs fois l’occasion de s’entretenir, et vit lui-même dans une région peu éloignée de la Welland. Il connaît bien le contexte géographique et social du miracle et accorde un soin particulier à la reconstitution de l’événement, sans perdre de vue la morale chrétienne de l’histoire. Godric s’éloigne considérablement de la terre sèche, parcourant trois miles (soit environ cinq kilomètres) à l’intérieur du golfe. C’est au cours de cette profonde incursion dans l’estran qu’il découvre trois dauphins en mauvaise posture, et pour l’un d’entre eux, en piteux état : Quarum duae adhuc palpitantes et viventes exstiterant, tertia vero, quae in earum medio exposita fuerat, semianimis vel jam mortua comparebat. Ad quas admiratus accedens, viventium quidem est miseratus, licet pro praeda mortuae stimulatus ; nempe crudele deputabat spirantibus adhuc creaturis vitam adimere, cum omne spirabile ex vita sola animabili omne sui gaudium soleat possidere. Sed quia omne animal aquaticum semel exs-pirans, omni spe vitali penitus est frustratum, de pisce mortuo escas sibi non timebat exscidere, quem ad esus viventium novit a Domino creatum fuisse. Accedens igitur et cultrum acutissimum protrahens, de pisce mortuo aliquot sibi frustra conscidit, hume-risque sibi componens, ac sic oneratus incedens, domum redire disposuit. (Stevenson 1847 : iii, § 12, 26, 27) (Deux d’entre eux montraient en s’agitant qu’ils étaient encore vivants, mais le troisième, qui gisait au milieu, parais-sait à demi ou déjà mort. En s’approchant d’eux, [le serviteur de Dieu], stupéfait, fut pris de compassion pour les vivants, tout en convoitant la bête morte ; ne semblait-il pas cruel en effet d’ôter la vie à des créatures animées quand on jouissait soi-même de toute la joie procurée par le souffle vivifiant de la seule vie ?

Mais comme l’espoir de vivre est vain chez n’importe quel animal aquatique sur le point d’expirer, il n’hésita pas à arracher sa pitance du corps du poisson mort, car il savait qu’il avait été créé par le Seigneur pour nourrir les vivants. Alors il s’approcha et sortit un couteau tranchant pour découper quelques morceaux dans le poisson mort, puis après les avoir placés sur ses épaules, il entreprit de rentrer chez lui chargé de la sorte.)Godric épargne les animaux sains, capables de survivre jusqu’au retour imminent des flots, tout en sacrifiant la bête blessée afin de sauver les siens de la famine. La rencontre avec les trois dauphins donne une première preuve de sa clémence, du respect qu’il porte à toute forme de vie (sa mansuétude à l’égard des bêtes s’illustrera à de nombreuses reprises au cours de sa carrière), et lui fournit par la même occasion une manne providentielle. Le narrateur attire néanmoins notre attention sur l’attitude paradoxale adoptée par le croyant à l’égard des bêtes marines, en soulignant l’antithèse entre miseratus et sti-mulatus, en s’interrogeant sur la cruauté du geste de ce jeune homme lorsqu’il entame la chair du grand poisson et en prenant soin de justifier ce geste de carnivore, d’autant plus choquant qu’il va à l’encontre de l’interdit alimentaire qui pèse sur la consommation de cadavres d’animaux, à la fois par la volonté divine (quem ad esus viventium novit a Domino creatum fuisse) et par une considération pragmatique : les animaux aquatiques blessés n’ont aucune chance de survivre (quia omne animal aquaticum semel exspirans, omni spe vitali penitus est frustra-tum). Le premier mouvement du saint, la compassion, est en accord avec l’image du dauphin, créature sympathique, alliée de l’homme depuis l’Antiquité : depuis Homère et Hérodote, qui rapporta la légende d’Arion, le dauphin jouissait en effet, dans les littératures grecque et latine, d’un statut privilégié (Peurière 2003 : 204). Cependant cette compassion ne fait pas oublier pour autant le rôle alimentaire de l’animal, créé pour nourrir l’homme. Les textes didactiques et narratifs consacrés au dauphin au Moyen Âge mettent en avant l’amitié qui lie l’animal à l’homme, la touchante solidarité entre les dauphins ou encore leur goût pour la musique.

On raconte même que le dauphin porte secours aux naufragés. Comme le résume Vincent de Beauvais sous la mention Actor :Delphinus frater hominis dicitur, quia moribus humanis quodammodo assimilatur. (Vincent de Beauvais 1624:xvii, chap. 112, col. 1306)(On dit que le dauphin est frère de l’homme, car ses mœurs se rapprochent en quelque sorte de celles des humains.)Ne paraît-il pas bien cruel et injuste de se repaître de la chair d’une créature si humaine ?La chair de dauphin était pourtant consommée et même appréciée au Moyen Âge. Cela est confirmé par les découvertes d’os de delphinidés dans certains contextes archéologiques comme au château de Caen (fragments de crâne de marsouin – Phocoena phocoena (Linnaeus, 1758) – dans une fosse dépo-toir datée du XIIIe siècle) ou à Saint-Georges-Boscherville, en Seine-Maritime (Delphinus delphis Linnaeus, 1758 – restes datés du XIIe siècle), entre autres (Callou 1999 ; Clavel 2015). Au XVIe siècle, Pierre Belon dénonce avec vigueur la confu-sion dont est victime le dauphin chez ses prédécesseurs et ses contemporains.

On appellerait selon lui les dauphins « porcs de mer » ou « marsouins » pour se sentir autorisé à les consom-mer sans scrupules (Belon 1551). La culpabilité qui pèse sur les mangeurs de dauphins concerne-t-elle Godric ? Malgré les précautions du conteur, il est permis d’en douter, puisque son cas n’est pas isolé dans le paysage hagiographique du nord de l’Angleterre. Un glorieux prédécesseur a échappé à la famine en dévorant de la chair de dauphin : il s’agit de saint Cuthbert de Lindisfarne, dont le premier biographe raconte qu’il a été sauvé par la découverte sur le rivage de trois morceaux de auphin prédécoupés (quasi humano manu cum cultella sectas[comme coupés par une main humaine avec un couteau]), manifestement destinés à ses deux compagnons et lui-même lors d’un éprouvant voyage vers la terre des Pictes (Colgrave 1969 : 84). Un autre épisode hagiographique, rapporté dans une vie du XIe siècle, met en scène trois dauphins qui attaquent un moine. Ce dernier parvient miraculeusement à en capturer un. Dans cette aventure qui préfigure en quelque sorte celle de Godric, Dominic Alexander voit « a layer of metaphor [...], with the dolphins linked to the Trinity, and the one captured animal symbolising the unity of God3 » (« une transposition métaphorique [...], avec les dauphins associés à la Trinité, et l’animal capturé qui symbolise l’unité de Dieu »). La trinité de dauphins croisée par Godric se prête de la même manière à une lecture symbolique et elle est, comme les trois morceaux de chair trouvés par Cuthbert, signe d’élection.La leçon des trois dauphins ne s’arrête pas là ; c’est alors seulement que s’accomplit le véritable miracle : pendant que Godric prend le chemin du retour, la marée montante l’encercle et le submerge progressivement.

Le saint poursuit bravement sa route sous les flots, sans abandonner le fardeau qui l’encombre. Après avoir parcouru un mile entier immergé, il sort des eaux à l’endroit exact d’où il était parti pour explo-rer le golfe et porte aux siens tous les morceaux de dauphin prélevés. La récolte de chair n’est conservée qu’au prix d’une sévère mise à l’épreuve. En résistant à l’angoisse de l’engloutis-sement, Godric prouve la force inaltérable de sa foi. On peut se demander si la position de l’animal meurtri, placé entre les deux autres, n’est pas destinée à rappeler celle du Christ sur la croix entre les deux larrons et si le sacrifice de la bête souf-frante pour le salut de l’homme n’est pas une image du Christ martyrisé. La symbolique christique du dauphin entrerait ici en jeu. L’idée antique selon laquelle le dauphin porte secours aux naufragés fut en effet reprise par la symbolique chrétienne, faisant de ce poisson l’emblème du Christ Sauveur. À partir du IIIesiècle, à Rome, certaines représentations iconogra-phiques substituent à l’image de l’ichtus ordinaire celle du dauphin. Ce symbolisme christique, qui fournit selon Louis Charbonneau-Laussay une clé d’interprétation chrétienne aux sculptures antiques de dauphins chevauchés par des hommes ou de dauphins anthropomorphiques (Charbonneau-Lassay 2006 : 717, 718), entrerait ici en jeu.

Godric de Finchale croi-serait alors, dans cet étrange désert maritime, la route de l’Ami qui offre sa vie pour sauver son prochain. Le jeune serviteur de Dieu, après avoir accompli un sacrifice vital, est livré aux profondeurs abyssales et parcourt à son tour un éprouvant chemin de croix, les épaules chargées du corps de sa victime. Le calme que conserve Godric en ces circonstances extrêmes, et dont il se félicitera d’après son biographe, est le véritable miracle. Cette première épreuve, unique et bien différente des multiples pêches miraculeuses qui jalonneront la suite de son existence, prend au seuil du récit une valeur qualifiante : l’homme de Dieu, capable de résister à la force des flots par la constance de sa foi, fait un premier pas déterminant sur la voie de la sainteté.

La découverte de trois dauphins échoués sur l’estran n’a en revanche rien de miraculeux ou même d’inhabituel. Cette ren-contre allégorique de Godric avec le mystère de la Passion est au contraire soigneusement authentifiée par un ancrage local. La présence des dauphins de la Welland participe à la fois à une évocation réaliste de l’écosystème et à l’imagerie du Christ poisson. Elle offre un point de convergence entre des éléments de la culture savante chrétienne (le dauphin comme objet de compassion) et d’une tradition hagiographique régionale qui fait de ses plus grands héros des mangeurs de dauphins.

LES PÊCHES AU SAUMON DE SAINT GODRIC

Si saint François d’Assise fut surnommé le « saint aux oiseaux », Godric de Finchale mérite certainement le titre de « saint aux saumons ». Sur les cinq histoires de pêches miraculeuses déve-loppées dans cette œuvre (outre l’épisode des dauphins), quatre désignent explicitement le saumon comme l’objet du miracle. Quant à la cinquième et dernière prise, elle concerne trois pois-sons dont l’espèce n’est pas identifiée. On peut légitimement supposer qu’il s’agit là encore de saumons, dans la mesure où les filets destinés à l’usage du saint, dans lesquels se trouvent les tres pisces anonymes, attirent dans deux autres occurrences les plus beaux saumons (Stevenson 1847 : liii, § 115, 116, 123, 124 ; cxi, § 217, 230, 231). En outre, le terme générique pisces est régulièrement employé dans cette œuvre pour désigner des poissons nommés dans d’autres passages salmones, ce qui rappelle un usage linguistique caractéristique des populations celtes.

Comme dans les mythes celtes, le saumon fait figure dans cette hagiographie de poisson prototypique et devient à ce titre l’attribut du saint.Un même scénario se répète lors des cinq pêches au saumon, avec une régularité telle que l’on est tenté d’y reconnaître un motif narratif dont nous pouvons résumer ainsi les invariants :– un rituel d’hospitalité. Godric veut faire honneur à un invité prestigieux, ou du moins cher à son cœur : un noble ami, marié à une jeune femme que Godric chérit car elle est sa filleule (pêche une) ; des amis de passage (pêche deux) ; deux frères du monastère de Durham reçus par Godric le jour de la saint Jean Baptiste (pêche trois) ; son biographe Reginald de Durham, venu le rencontrer un jour de fête (pêche quatre) ;– un besoin exceptionnel qui survient dans une période de pénurie : le fleuve est asséché (pêches deux, trois et quatre), en période de forte chaleur estivale (pêche trois) ; un servi-teur vient de constater que les filets sont vides (pêche une) ; deux hommes au service de Godric rentrent bredouilles des pêcheries (pêche cinq) ;– une prédiction de Godric : son serviteur trouvera dans les filets un jeune saumon et un vieux saumon (pêche une) ; Godric indique à ses serviteurs l’emplacement précis, dans les pêcheries, où ils trouveront des poissons (pêche cinq) ; il tend avec assurance son filet en travers d’un lit tari (pêche deux) ; Godric met de l’eau à bouillir avant même d’avoir capturé le saumon (pêche trois) ; il promet à Reginald un poisson digne de ses goûts délicats (pêche quatre) ;– une pêche qui ne demande aucun effort ni aucune ruse et s’apparente à une découverte miraculeuse : alors qu’il n’y a plus d’eau, le poisson est trouvé par Godric dans ses filets (pêche deux) ou par un fidèle qui traverse le fleuve à pied (pêche quatre) ; le poisson est invisible (pêche deux) ; le poisson se hisse jusqu’aux genoux du saint (pêche quatre) ;– un repas exceptionnellement luxueux par sa variété (pêches une et deux) et son abondance (pêches deux et trois) ; la graisse ruisselle (pêche deux).

Ces cinq épisodes présentent pourtant de fortes singula-rités. Chacun met en avant un aspect différent du saumon, de sorte que l’ensemble compose un tableau complexe de la figure du saint pêcheur.

Mises en scène de l’animal

Des caractéristiques biologiques propres à l’espèce jouent un rôle déterminant dans la narration des pêches une et quatre : sa vigueur qui se manifeste de manière saisissante dans la pêche quatre et ses migrations, au cœur du récit de la pêche une. La quatrième pêche repose sur le témoignage direct de Reginald de Durham. Ce dernier a lui-même bénéficié de l’un de ces miracles, alors qu’il rendait visite à Godric un jour de fête.

Manifestant son habituel sens de l’hospitalité, le saint demande au frère venu recueillir ses souvenirs ce qu’il lui plairait de manger. Reginald répond poliment qu’il se contentera de ce que l’on pourra lui offrir. Godric sourit de l’austérité courtoise de son hôte : le moine de Durham n’est pas accoutumé aux repas de pain sec et de fromage dont se contente le saint. Celui-ci s’engage par conséquent à trouver pour Reginald un poisson digne de ses goûts délicats, malgré l’assèchement complet du fleuve. Pendant que son jeune bio-graphe se repose, le saint descend vers le lit du cours d’eau, si bien découvert que la foule rassemblée en ce jour de fête le traverse à pied. Le poisson inespéré apparaît sur le sable :Ut autem adimpleretur quod vir Dei praedixit, ecce, vir quidam ibi oraturus advenit, qui siccum stagni illius locum calciatus pertransiit, sed a latere tamen conspiciens, in ipsis arenarum finibus viventem salmonem repperit ; quem oblatum coram Altare deposuit. (Stevenson 1847 : xcvi, § 196, 206, 207)(C’est alors que s’accomplit la prédiction de l’homme de Dieu : un homme qui venait pour prier traversait l’endroit avec ses chaussures quand en regardant sur le côté il décou-vrit un saumon vivant au bord du sable ; il déposa ce don devant l’Autel.)Le fidèle venu se recueillir reconnaît immédiatement le caractère sacré de ce saumon, qui s’est offert à ses regards ; il en rend grâces au Dieu qui le lui a envoyé en le plaçant devant l’autel. Toutefois, l’offrande ne tarde pas à manifester d’elle-même sa véritable destination :Sed piscis ille pennulis ac squamis palpitans, mox se protrahendo in lectulo viri Dei, descendit, et a pedibus usque in gremium illius conscendit, et ibi requievit. (Stevenson 1847 : xcvi, § 196, 207)(Mais ce poisson, en agitant ses nageoires et ses écailles, se traîna aussitôt vers le lit de l’homme de Dieu, se hissa de ses pieds jusqu’à ses genoux et s’arrêta là.)

Le spectacle du poisson frétillant qui se déplace vers les genoux de Godric confirme le miracle. L’hagiographe insiste encore dans la suite du récit sur la résistance hors du commun de ce saumon :Advocans ille ministrum dixit, « Vade, et sacerdoti nostro hujus muneris defer exennium, quia nocte hac pollicitus sum quod non sine pisce hodie comederet mecum. » Deferens ergo illum coram me deposuit, qui per horas tres fere vivens et palpitans in area domus obliquando sese huc et illuc aliquandiu protraxit. Itaque quicunque illum vidimus, gaudio resoluti pisci sic joculanti col-lusimus. (Stevenson 1847 : xcvi, § 196, 207)(Il appela son serviteur et lui dit : « Va apporter ce présent au prêtre qui est notre invité, car j’ai promis que nous ne par-tagerions pas le repas de ce soir sans un poisson. » Le serviteur déposa devant moi le poisson qui, encore vivant et frétillant pendant environ trois heures, se traîna un bon moment dans la cour de la demeure en tournant dans tous les sens. Ainsi, tous ceux qui le regardaient parmi nous, amusés par ses cabrioles, étaient gagnés par une joie sans borne.)La tonicité de ce spécimen lorsqu’il remonte jusqu’au giron du saint rappelle la vigueur admirable de l’animal tel que l’on peut l’observer dans la nature : ses prodigieux bonds aériens et sa faculté de vaincre la résistance des courants ou même de remonter les chutes d’eau.

Il est capable de survivre longtemps à l’air. Dans les pêches deux et trois, des saumons sont pris dans le lit asséché d’un cours d’eau, où ne subsistent que des flaques : le saumon n’est pas un poisson absolument aquatique.Cette extraordinaire vitalité n’est-elle pas ambivalente ? Capable de se mouvoir sur terre et de survivre à l’air libre, l’animal est plus proche d’un être hybride que d’un pur poisson. La créature rampante et bondissante, agitée de convulsions, revêt dans le contexte chrétien toutes les caractéristiques d’une bête impure, dans la mesure où elle évolue hors de son milieu d’origine, transgressant l’ordre du monde créé. Ne serait-elle pas plus à sa place parmi les êtres démoniques ? Le motif de la joie permet d’interpréter les mouvements frénétiques du migrateur comme un signe de Dieu et de faire ainsi le lien entre la dimension inquiétante de la scène et sa valeur hagio-graphique. La joie des petits poissons nageant dans l’eau, comparée au bonheur du baptême, est une image utilisée par les auteurs chrétiens pour dire la joie de la vie authentique. Dans le cas du saumon extrait des eaux, le même bonheur intense et communicatif se manifeste à travers des sauts et des tortillements incessants à l’air libre. Nulle compassion pour ce saumon agonisant ! Les hommes présents chez Godric se réjouissent aussi à la perspective du festin dont Dieu les a gratifiés. La simple vue du poisson gras et frais les comble, de même que l’Eucharistie, sacrifice consenti et festin symbolique, emplit d’aise les fidèles. Le don de l’aliment sacré, interprété comme un signe divin, est source d’une plénitude de nature spirituelle, qui se manifeste dans le corps par une joie visible.

Une autre observation d’ordre morphologique est le sup-port, dans la première pêche, d’une moralisation double. Il s’agit des différences d’aspect entre les saumons selon leur stade de migration, bien connues à l’évidence du saint et de son hagiographe. Après l’épreuve du dauphin déchiqueté et de l’engloutissement, Godric accomplit une première pré-diction prodigieuse en devinant la présence dans ses filets de deux saumons, alors qu’il se trouve dans une chambre où il reçoit l’époux de sa filleule. Par amour pour cet hôte de choix, il ordonne à un serviteur d’aller relever les filets de pêche. Le serviteur, qui vient de constater que les filets sont vides, manifeste avec insolence son agacement. Le saint pré-cise alors sa prédiction :Unde scias duos pisces optimos jam nostra alvearia introiisse, et solum eorum captorem ibi demorando jam sustinere. Quorum unus salmon recentissimus de mari ad nos veniens nuper refec-tus est ; alter vero veteranus, nec dum immutatus squamas cum carnis nova mollitie, ibidem cum illo captus est. (Stevenson 1847 : liii, § 116, 124)(Sache donc que deux magnifiques poissons se sont déjà introduits dans nos filets et que leur seule capture suffira à nourrir ceux qui se trouvent en ces lieux. L’un d’entre eux, un tout jeune saumon venu vers nous de la mer, a retrouvé récemment toute sa vigueur ; l’autre au contraire, qui est vieux et n’a pas encore changé ses écailles contre une chair fraîche et tendre, a été pris en même temps que l’autre.)

Le serviteur contraint de retourner aux filets s’exécute et apporte en rougissant les poissons aux pieds de Godric.L’opposition entre le jeune poisson vigoureux et le vieux saumon épuisé sert de leçon. Le premier sera offert à l’ami cher alors que le second, de qualité inférieure, reviendra à Godric et ses gens pour punir les doutes du serviteur. Le jeune saumon est donc remis à l’invité d’honneur, afin qu’il le transmette à son épouse. L’offrande du saumon à une jeune femme ne fait-elle pas écho à des légendes locales ? En effet, la mythologie celtique connaît des histoires de fécondation par l’absorption d’un saumon (Walter 2004 : 191). Quoi qu’il en soit, les éven-tuels accents païens de l’épisode sont éclipsés par la leçon de morale chrétienne : on retient en dernier lieu que le mauvais saumon est abandonné aux gens du saint comme symbole d’une foi chancelante, aussi altérée que le vieux saumon par les épreuves qu’elle traverse. La signification du saumon se dédouble à l’intérieur même du récit : au bon saumon, gage de puissance, de joie et de vie s’oppose un saumon de pénitence, médiocre malgré sa taille imposante. La moralisation se fonde sur une connaissance exacte de l’espèce mise en scène. Encore sain et gras juste après sa montaison de la mer vers les sources, le saumon est particulièrement prisé des pêcheurs à cette période de son développement, aujourd’hui encore. En revanche, il est considérablement amaigri par la fraie qui succède à cette montaison et subit alors une mue caractéristique.

103 ANTHROPOZOOLOGICA • 2018 • 53 (8)Les pêches miraculeuses de Godric de FinchaleLe bon saumon semble bien être un jeune alerte qui vient d’accomplir sa migration, alors que le mauvais poisson s’est déjà reproduit et porte encore sa robe de fraie.Faut-il voir dans ces indications réalistes un réinvestis sement habile de connaissances directes sur le saumon, acquises par une pratique personnelle de la pêche, par le témoignage des pêcheurs ou par des habitudes d’acheteur ? Si cela n’a rien d’improbable, une autre hypothèse nous semble aussi à envisager : l’hagiographe pourrait emprunter des éléments à des légendes ou à des rites d’origine celtique pour les inscrire dans une perspective didactique. Les migrations du poisson et ses multiples variations de couleur jouent un rôle important dans l’imaginaire celtique, donnant lieu à des légendes étio-logiques, comme celle des saumons de science nourris par les noix de coudriers pourpres (Walter 2004 : 186). L’opposition entre un bon et un mauvais poisson ne semble pourtant pas relever de la culture des peuples septentrionaux, qui valorisent à l’extrême le saumon. On peut donc supposer qu’il y a là un apport original de l’hagiographe, destiné à infléchir les connotations attachées par les païens à cette nourriture sacrée. À partir du moment où la qualité du saumon est altérée, il sert la morale chrétienne en devenant symbole d’austérité et de pénitence – ce qui, dans la littérature médiévale, est para-doxalement assez rare pour un poisson, et à plus forte raison pour un saumon.Reginald de Durham (Stevenson 1847) met en scène dans son récit des saumons frétillants, particulièrement vigoureux et résistants. Par leurs déplacements, ainsi que leur transformation complète à l’issue de la migration, ces animaux sont spectacu-laires, dans le récit hagiographique comme dans la nature. Ce savoir zoologique peut avoir des sources livresques ou, plus vraisemblablement, être le fruit d’une connaissance directe de l’espèce. Le goût de l’observation et du détail vrai ne prend pourtant jamais le pas sur l’interprétation chrétienne et les détails concernant l’aspect et les mœurs du poisson ne figureraient pas dans le texte s’ils ne servaient le projet hagiographique.

LE SAUMON ENTRE CHAIR ET POISSON

Derrière l’animal, l’aliment ne disparaît jamais complètement et il occupe même le premier plan du récit. Les pêches de Godric ont en effet toutes pour but la préparation d’un repas d’exception. Afin de réserver un bel accueil à ses hôtes, Godric tient à améliorer sa pitance quotidienne, dont l’austérité est relevée à deux reprises par le biographe : la seconde pêche est suscitée par le fait que Godric n’a rien d’autre à manger que du pain sec : Et quia nil quod apponeret praeter aridum panem habuit, ad fluvium, qui in proximo fuerat, festinavit. (Stevenson 1847 : lv, § 119, 127)(Comme il n’avait rien d’autre à servir que du pain sec, il se rendit en hâte au cours d’eau le plus proche.) La troisième pêche, quant à elle, est provoquée par l’insuf-fisance des pains d’avoine et du beurre dont il se contente habituellement :Qua composita, panes avenitios apposuit, quales habuit, et alia lacteae pinguedinis obsonia, quibus eos reficere disposuit. Videns vero coenam illam nimis esse pauperem, praecepit ministro ut introferret et piscem. (Stevenson 1847 : lxxi, § 150, 160)(Une fois la table dressée, on apporta des pains d’avoine, comme il avait l’habitude d’en manger, et d’autres nourritures à base de beurre destinées à les rassasier. Considérant toute-fois que ce repas était trop pauvre, il ordonna à son serviteur d’amener un poisson.)Le pain d’avoine et les aliments à base de lait suggèrent un quotidien sans excès, un repas plus nourrissant qu’appétissant, même en ce jour de célébration. Le poisson est présenté comme un complément au strict minimum alimentaire, comme une nourriture exceptionnelle, du côté du superflu et du luxe relatif. Ces deux épisodes nous donnent même un aperçu de ce qui se passe après la pêche, dans les cuisines du saint. On apprend ainsi que les saumons de la troisième pêche sont coupés en morceaux puis bouillis :Quo jubente, minister illum in frusta secuit, et in caldariam agente foco jam ferventem posuit et excoxit, perductumque coram fratribus convivis apposuit, et illos sub admirabili stupore refecit. (Stevenson 1847 : lxxi, § 151, 161)(Selon ses ordres, le serviteur découpa [le saumon] en mor-ceaux et le déposa dans le chaudron déjà bouillant sous l’effet du feu pour le faire cuire, après quoi il le déposa devant les frères invités et les en rassasia à leur grande stupeur.)Les indications culinaires sont bien plus développées encore au sujet des saumons de la seconde pêche. Le saint nous est alors montré à l’œuvre, aux fourneaux :Vir Dei denique piscem excidens exenterat ; et hospitantes copioso ferculorum levamine reficiebat ; nam de uno pisce illo plurima diversitatum genera poterat procreare, quamvis probatum sit eum exquisitam cocturae artem non admodum operose exsequi consuevisse. (Stevenson 1847 : lv, § 121, 129)(L’homme de Dieu découpa le poisson pour le vider et restaura ses hôtes en leur apportant le réconfort de plats abondants ; en effet, à partir de ce seul poisson, il pouvait produire plusieurs variétés de mets, alors qu’il est certain qu’il avait appliqué sans effort l’art raffiné de la cuisson.)Reginald de Durham donne ici une version fort singulière du miracle de la multiplication des poissons ! Le grand saumon ne se contente pas de fournir suffisamment de nourriture pour l’assemblée ; il comble les convives en les gratifiant d’un choix de mets variés. L’évocation d’une technique de cuisson élaborée vise-t-elle un mode de cuisson du saumon frais ou un procédé de conditionnement comme le fumage ? L’expression exquisitam cocturae artem est trop allusive pour en décider, mais le ruissellement de graisse évoqué par la suite laisse penser que le saumon a été rôti :Nempe, ut ait, tantae pinguedinis adipe piscis illius laterales costae redundaverant, quod porcinae crassitudinis arvina potius quam piscis alicujus pinguedo fuisse comparebat. Unde pulmenta-rii coctura, quam effecerat, plena undique sagiminis crassitudine redundabat. Aestimebant igitur quique, quibus esca ipsa erat apposita, quod carnibus magis quam piscibus mensa illorum fuisset exornata ; ac particularum frusta, quae mandentibus de pinguedine illius ipsis anteposuerat, carnes pene suillas visu vel contactu praeferebant. (Stevenson 1847 : lv, § 121, 129) (Selon ses dires, les côtes de ce poisson ruisselaient de graisse en telles quantités que ce gras se rapprochait plus par sa consistance de la graisse de porc que de celle d’un poisson. Ainsi, après qu’il eut achevé la cuisson de ce mets, du gras en débordait de toutes parts. Ceux à qui l’on servait cette nourriture estimèrent donc que leur repas avait été agrémenté de viandes plutôt que de poissons ; et les parts individuelles qu’il avait lui-même sorties de la graisse pour les servir aux mangeurs semblaient presque, à la vue et au toucher, être de la viande de porc.) L’image de la chair suintante, développée par un réseau lexical varié (pinguedinis adipe, crassitudinis arvina, sagiminis crassitudine), marque ce banquet d’une certaine ambiguïté. Le rapport entre repas au poisson et pénitence chrétienne laisse la place à une troublante confusion entre viande et poisson. Une caractéristique commune fonde cette relation sur le plan scientifique : les corps de ces poissons renferment une quantité de graisse importante, ce qui leur assure une vigueur et une résistance suffisantes pour accomplir leurs longs périples. Comme le porc, animal particulièrement gras, ils se prêtent bien à divers conditionnements, notamment le salage et le fumage. Il n’est donc pas si étonnant que les convives, qui n’ont pas vu – et pour cause, car seul Godric est capable de le voir au moment de la pêche – le poisson entier, se méprennent sur sa nature. Si cette illusion comporte une dimension réaliste, il convient de relever par ailleurs son importance symbolique : le porc, qui est une viande de seigneur au Moyen Âge, joue un rôle fondamental dans la mythologie celte. L’hagiographie établit une relation explicite entre deux nourritures mythiques, celle qui vient de la mer et celle qui vient de la terre. La pertinence de ce lien est confir-mée par la lexicologie puisque, comme l’a rappelé Philippe Walter, le saumon porte dans les langues celtes, le nom du porc (Walter 2004 : 188). Le saumon est le porc marin des Celtes. Cet épisode de la vie de Godric semble bien suggé-rer que le rapport entre les deux bêtes, et donc leur statut mythique, repose sur la présence de la graisse abondante qui s’écoule de leur corps à la cuisson. On ne saurait s’éloigner davantage de la symbolique chrétienne du poisson, aliment des jours maigres !

LA CHRISTIANISATION A L’OEUVRE

L’hagiographe prend soin d’encadrer l’étonnant débordement de graisse ainsi décrit par deux développements herméneu-tiques qui explicitent et appuient fortement le sens chrétien de la seconde pêche. Il s’agit d’abord d’interpréter les cir-constances de la pêche elle-même. Celle-ci survient après un moment de recueillement du saint, qui s’est retiré pour prier au monastère. Il remonte alors avec assurance son filet devant des spectateurs silencieux :[...] quorum primum extrahens, salmonem praemirabilem com-prehensum repperit ; quem nullo ex contuentibus vidente praeter ipso solo, in finibus vestimentorum suorum clam sibi composuit ; denique hilari vultu et sereno jocunditatis affectu, domum hos-pitalem subiit, ac in conclavi regressus, piscem de obvolventibus pannis suis eduxit. (Stevenson 1847 : lv, § 121, 128) (Dès qu’il sortit [le filet], il y trouva un saumon exception-nel qu’aucun des témoins ne voyait à l’exception de lui seul ; il le déposa à leur insu dans les plis de son vêtement et il se dirigea vers chez lui, ses traits joyeux manifestant une sereine allégresse. Parvenu au sein du cloître, il sortit le poisson enroulé dans les pans de son manteau.)La joie qui envahit Godric et qui contraste avec l’absence de réaction du public a plusieurs causes, explicitées par le narrateur : jamais il n’a vu un saumon aussi long et gros ; les conditions de la pêche manifestent une intervention divine ; enfin, le Christ lui a réservé le privilège de voir ce miracle. Le saumon invisible est rapproché des œuvres du Christ, révélées au regard de ceux-là seuls qui le méritent par leur foi.De plus, après le récit du plantureux banquet, le chapitre se clôt sur une lecture allégorique qui élimine toute référence au repas. L’hagiographe note que ce miracle en recèle en réa-lité trois : un poisson qui nage dans le lit asséché d’un fleuve, la prémonition de saint Godric et l’invisibilité du poisson.

Une dernière interprétation explique pourquoi les yeux des témoins sont restés aveugles au miracle : s’ils avaient vu le saumon se jeter dans le filet tendu sur le sol, ils auraient attri-bué cette pêche miraculeuse aux pouvoirs du saint et non à la puissance divine :Oculos itaque habuerunt et non viderunt ; quia si ea forte vidissent, viri Dei viribus et non Dei virtutibus illa opera repu-tarent. (Stevenson 1847 : lv, § 121, 129)(Ainsi, ils avaient des yeux mais ne virent pas ; car si par hasard ils avaient vu, ils auraient attribué ces œuvres aux forces de l’homme de Dieu et non aux vertus de Dieu.)Le saint pêcheur et cuisinier, naturellement apte à vider et cuire sans effort le saumon sacré, se rapproche-t-il trop dan-gereusement d’une figure de magicien ou de prêtre païen ? La disparition physique du poisson est un moyen habile de rattacher la pêche et le repas à une formule au ton évangé-lique (Oculos itaque habuerunt et non viderunt) et de préserver l’humilité du serviteur de Dieu à laquelle Godric, apprêtant seul le poisson dans le secret d’une pièce dérobée aux regards (conclavum), doit se tenir. Les plats ruisselant de graisse, irré-ductibles à la symbolique chrétienne, se trouvent ainsi pré-sentés comme une illusion nécessaire, dans la mesure où elle dissimule un mystère réservé aux plus fidèles croyants. Alors qu’ils ingèrent la chair d’un poisson à la fois saint et sacré, les hôtes de Godric croient participer à un repas à base de porc, certes opulent, mais relativement banal. Un rituel païen lié au saumon merveilleux et risquant de provoquer des confusions gênantes est masqué aux témoins contemporains de Godric, même si la narration y fait largement écho. Les résurgences des merveilles païennes se font habituellement plus discrètes ; les hagiographes semblent jeter sur ces périlleuses histoires le même voile pudique que le Dieu de la Vita Godrici.Le souci de christianisation des saumons de Godric se lit aussi selon nous dans la progression vers la cinquième pêche.

Les premières pêches racontées sont celles qui mettent en scène les poissons les plus marqués comme saumons : les spécimens migrateurs de la première pêche et les saumons au goût de porc de la seconde pêche ne peuvent être confondus avec aucun autre poisson. À l’opposé, ceux de la cinquième pêche sont relativement indéterminés, ce qui les prédispose à endosser un rôle symbolique. Cette dernière occurrence du motif de la pêche miraculeuse offre une version quelque peu édulcorée de la première pêche au saumon : deux hommes au service de Godric rentrent bredouilles après s’être rendus à ses pêcheries. Il leur intime l’ordre d’y retourner sur-le-champ et leur décrit l’emplacement précis où ils découvriront trois poissons. La prédiction s’accomplit encore une fois, suscitant l’admiration des deux hommes. Un détail suggestif distingue cette scène des précédentes : quand les deux pêcheurs apportent leurs prises dans l’église où se trouve Godric, ce dernier utilise un drap disposé au pied de l’autel pour envelopper les trois poissons et les porter promptement aux moines de Durham :[...] quos nimia cum admiratione extrahentes, statim Ecclesiam, in qua orabat, adeunt ; et secus Altare coram illo in cilicio com-posuerunt ; qui multa cum devotione Deo gratias referens, in eodem cilicio illos involvi praecepit, et sic Dunelmensibus mona-chis, fratribus suis, eosdem ad refectionem diurnam transmisit. (Stevenson 1847 : cxviii, § 228, 241)(Traînant [les trois poissons] avec une telle peine qu’ils en furent étonnés, ils se rendirent aussitôt dans l’église où priait [le saint] ; ils les regroupèrent dans un drap qui se trouvait devant lui auprès de l’autel. Puis, en adressant à Dieu de vifs remerciements pleins de dévotion, [le saint] se mit à les envelopper et les apporta ainsi aux moines de Durham, ses frères, pour le repas du jour.)

Le seul hyperonyme pisces est employé dans ce passage. S’il peut renvoyer, comme nous l’avons noté, au poisson prototypique de cette région et de cette œuvre, il n’est pas impossible pour autant que l’omission du nom salmones soit délibérée. L’emballage des trois poissons dans un drap litur-gique souligne leur valeur symbolique. On notera aussi que cette pêche est la seule, avec l’épisode initial des dauphins, à mettre en scène trois spécimens. Ces derniers poissons pêchés par Godric se situent résolument du côté de la Trinité et du culte chrétien. La référence aux saumons, trop connotés, se trouve dès lors écartée.Il s’agit là de la dernière pêche au poisson relatée par Reginald. Un dernier épisode de pêche qui suit un scénario comparable intervient dans l’un des chapitres supplémentaires, ajoutés en quelque sorte en annexe de l’hagiographie proprement dite, après le récit de la mort de Godric (à partir deStevenson 1847 : § 316, 333, Item aliud argumentum [encore un autre argument]). Afin de faire l’aumône en période de famine, Godric envoie l’un de ses hommes relever des filets, en le prévenant que si des poissons ne s’y trouvent pas, il y aura au moins une quelconque bête aquatique (Stevenson 1847 : xvii, § 339, 359 : aliqua bestiola in aquis conversare solita). Et c’est cette fois une loutre morte que le serviteur va découvrir. Grâce aux dix-sept deniers que rapportent la vente de sa peau, Godric est en mesure de distribuer généreusement du pain aux nombreux pauvres affamés. Cette histoire, rapportée à Reginald par le serviteur qui trouva et vendit la loutre, ne s’inscrit pas tout à fait dans la continuité des autres scènes : si elle raconte bien une pêche inattendue, accomplie en réponse au vœu de Godric, elle se distingue par le choix de l’animal, peut-être destiné à rapprocher Godric de Saint Cuthbert, connu pour les deux loutres qui venaient essuyer et réchauffer ses pieds lorsqu’il sortait des flots où il se plongeait pour célébrer l’office.

CONCLUSION

Les six scènes poissonneuses que nous avons relevées instaurent à l’intérieur de l’hagiographie un jeu d’échos qui fait du saumon un attribut privilégié de Godric. Des trois dauphins, placés de manière significative sur la route du saint au tout début du récit, aux trois poissons éminemment chrétiens de la fin, la narration ménage une subtile progression, jalonnée par les quatre pêches au saumon. Les bêtes marines que sont les dauphins et les « purs » poissons indifférenciés deviennent symboles du Christ ou de la Trinité. Entre ces deux étapes cruciales, de la révélation à l’accomplissement, les saumons jouent un rôle à la fois intermédiaire et central. S’appuyant sur des traits réalistes, les pêches au saumon éclairent la dimension mythique de l’animal et de la nourriture. Le caractère hybride du saumon, au regard des critères médiévaux définissant le poisson canonique, n’est nullement éludé, au contraire : les aventures de Godric soulignent la résistance extraordinaire du saumon à l’air et la masse graisseuse qui rapproche sa chair de la viande de porc, plus que de n’importe quel autre pois-son. L’attention portée à ses mouvements migratoires etaux changements d’aspect qui leur sont liés, est mise en évidence à plusieurs reprises.Ces éléments de description concrets sont sans doute pré-sents pour ancrer le récit dans un contexte local : c’est une manière d’acclimater le topos de la pêche miraculeuse. Mais l’on peut supposer de plus que si Godric rencontre des créatures aussi surprenantes et éloignées du poisson de pénitence des jours maigres, c’est qu’il est dans le même temps homme de Dieu et maître des saumons. Comme nous l’avons indiqué en introduction, la Vie de Godric n’est pas représentative de la tradition hagiographique contemporaine. D’après les ren-seignements dont nous disposons, l’œuvre n’a pas connu une diffusion suffisante pour influencer l’hagiographie, la littéra-ture ou les représentations de l’Europe médiévale.

Reginald de Durham n’a pas cédé à la facilité qui aurait consisté à gommer les particularités de son récit pour se conformer au modèle évangélique dont les hagiographies demeurent en règle générale plus proches. Aucun saumon ne figure par exemple dans le Speculum historiale de Vincent de Beauvais (1624) : les pisces indifférenciés ou les humbles pisciculi remplacent presque entièrement les espèces particulières, peut-être trop attachées aux faunes et aux cultes locaux. L’œuvre atypique de Reginald fait la part belle aux realia locales, mais perpétue aussi le souvenir de croyances et de rites régionaux : elle laisse transparaître un fonds celtique à travers le vernis chrétien, encore peu épais.Si l’on veut trouver des frères pêcheurs à Godric dans l’hagio-graphie, c’est plutôt vers des récits anciens et d’origine nordique qu’il convient de se tourner. D’autres saints nourriciers livrèrent à leurs compagnons des espèces extraordinaires. Ainsi, selon une vie de la seconde moitié du VIIIe siècle, Wilfrid, premier évêque d’York, bénéficia en Frise au VIIe siècle d’une pêche plus abondante que d’ordinaire, ce qui décida de nombreux païens à se convertir (Lebecq 1981b : 59). Une faveur plus spectaculaire encore fut accordée à Liudger, un Frison devenu évêque, si l’on en croit le récit de son parent Altfrid, écrit pendant la première moitié du IXe siècle : à l’approche de l’hiver, alors que l’on ne prend plus d’esturgeon depuis bien longtemps, les pêcheurs ont la surprise d’en voir un tomber du ciel dans le filet qu’ils ont traîné à travers la Leda à la demande de l’évêque (Lebecq 1981b : 113, 114). Ces deux récits édités par Stéphane Lebecq montrent que le thème de la pêche miraculeuse vient déjà « orner l’hagiographie des saints évangélisateurs de la Frise » (Lebecq 1981a : 129). Un autre saint pêcheur, plus proche chronologiquement de Godric, se comporte en maître des poissons, et spécialement des saumons. Il s’agit de l’évêque irlandais Malachie, mort à Clairvaux en 1148, dont l’illustre ami cistercien Bernard de Clairvaux raconte la vie, probable-ment entre 1150 et 1152. Parmi les deux pêches miraculeuses à son actif, la première concerne deux prises successives de douze saumons, dans un fleuve où aucun poisson de cette espèce n’a été pêché depuis deux ans, et où aucun autre ne sera pris par la suite deux autres années durant (Emery 1990 : 320, 321). Sur les rivages des mers septentrionales, où l’on vit de la pêche, le pouvoir suprême réside dans la maîtrise de cette ressource essentielle ; c’est pourquoi les poissons du nord obéissent à la volonté des saints qui deviennent ainsi pêcheurs d’âmes.

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