top of page

Saint Thomas Moore


« Sir Thomas More, le plus brillant juriste de sa génération [...], préféra mourir plutôt que de prêter un serment contre ce qu’il considérait être la vérité » , s’exclama le 14 janvier 1999 un représentant du Congrès américain qui intervenait dans la procédure d’ impeachment lancée à l’encontre du président Bill Clinton.

Plus qu’un personnage historique, saint Thomas More 1478-1535 est devenu une référence absolue en matière de morale et de politique. Sa légende s’articule autour de quelques images : le père de famille aimant, l’humaniste et, surtout, le martyr.

Cependant, cette présentation classique, fondée presque uniquement sur les écrits des premiers biographes du personnage Roper en 1557, Harpsfield en 1559, Stapleton en 1588, lit le destin de Thomas More à l’envers. Elle part de sa mort sur l’échafaud pour dérouler ensuite toute sa vie à la lumière de cette fin héroïque. Loin des enjeux religieux, il est possible aujourd’hui de donner de l’homme une vision plus sereine.

Thomas More naît en février 1478 ou 1477 à Londres. La ville est alors dirigée par une élite de marchands à laquelle appartient sa famille. Comme beaucoup de jeunes gens de milieux aisés placés auprès de personnages susceptibles de les aider dans leur carrière, il est envoyé par son père dans la maison de John Morton, chancelier d’Angleterre, et puissant archevêque de Canterbury.

Sans doute grâce à ce dernier, il intègre un collège d’Oxford, qu’il fréquente pendant deux ans avant de retourner à Londres étudier le droit.

A Oxford, il reçoit une formation humaniste et subit l’influence des auteurs grecs et latins, déterminante pour comprendre le reste de sa vie. En cette fin de XVe siècle, l’étude de la philosophie grecque insiste, à travers les œuvres de Platon, sur la vertu, la morale et la perfection rêvée de la république, tandis que celle de la philosophie latine met l’accent, avec Cicéron, sur le vir civilis , le « citoyen actif ».

Ce double enseignement est l’expression d’une tension entre l’action et la méditation, entre la vie publique et la vie morale. Cette tension connaît une version chrétienne dans l’opposition classique entre Marthe et Marie, c’est-à-dire entre l’action et la contemplation, entre la vie dans le siècle du laïc et la vie contemplative du moine.

Or, si l’on en croit ses premiers biographes, Thomas More traverse une crise spirituelle intense entre 1501 et 1505 : à la lecture de saint Augustin, il s’interroge sur le péché de chair et songe à se faire moine. Il loge alors dans le couvent des Chartreux de Londres. Toutefois, ne pouvant se résoudre à vivre chastement, il préfère se marier en 1505.

Certains émettent l’hypothèse que le reste de la vie de Thomas More est consacré à racheter ce refus d’une vie monacale. Il n’y a pourtant pas de traces indiscutables de son souhait d’entrer dans les ordres. En revanche, il est certain qu’il cherche des exemples dans la vie de laïcs illustres, tel l’humaniste italien Pic de La Mirandole 1463-1494. Il publie ainsi vers 1510 une traduction de la Vie de Jean Pic , qui constitue une sorte de guide de l’existence tant pour les moines que pour les laïcs.

De son mariage avec Jane Colt il a quatre enfants. Mais son épouse meurt en 1511, à l’âge de vingt-trois ans. Dans le mois qui suit, Thomas More se remarie, avec une précipitation qui a souvent embarrassé ses biographes. Il s’attache par la suite à donner de son clan l’image d’une famille chrétienne unie autour de son patriarche.

On dispose à ce sujet d’un document exceptionnel : un dessin d’Hans Holbein le Jeune qui le représente entouré de ses proches 1526. La disposition est éloquente : elle vise à renvoyer l’image d’une famille très chrétienne. Toutes les filles ont un ouvrage entre les mains. La petite dimension des volumes laisse supposer qu’il s’agit de livres de prières. A l’extrême droite, dame Alice, la femme de More, est agenouillée, en méditation. Devant More se trouve un tabouret de prière, orienté dans la même direction que certains des regards des protagonistes vers un crucifix ? un tableau ? une relique ?.

Tout semble indiquer que la scène se déroule juste avant un service religieux. La disposition circulaire des protagonistes a permis par ailleurs aux historiens victoriens, au XIXe siècle, d’exalter l’aspect chaleureux de la famille réunie autour du foyer. En commandant ce dessin à Holbein, Thomas More trahit l’intérêt qu’il porte au modelage de son image.

Jusque dans les années 1510, More partage son temps entre ses fonctions officielles et la clientèle privée qu’il s’est constituée comme avocat. Il est l’un des députés de la ville de Londres à la Chambre des communes en 1504, puis sert comme sous-shérif officier et juge municipal de Londres à partir de 1510. Sa position prééminente dans l’administration de la capitale l’entraîne logiquement au service d’Henri VIII : il devient son ambassadeur dès 1515, entre au Conseil royal en 1518, est speaker des Communes en 1523, enfin chancelier à partir de 1529.

Mais ce sont ses écrits qui lui apportent la gloire. Thomas More devient célèbre avec la publication de l’ Utopie , en 1516. Le livre est partagé en deux parties. La première constitue une critique des ambitions princières, de la guerre, de la vie de cour, des lois injustes, de la pauvreté et, plus largement, de la chrétienté du début du XVIe siècle. La seconde décrit la vie des habitants d’une île imaginaire que More appelle « Utopie », qui en grec signifie « nulle part ».

De l’œuvre, on a surtout retenu les passages sur l’organisation sociale et politique d’Utopie, ainsi que sur la législation religieuse qui y est appliquée, particulièrement tolérante pour l’époque. La communauté décrite par More est une société communiste, où la propriété privée est abolie. Tous les hommes sont égaux, et les femmes sont censées être traitées comme eux - même si elles ne sont en fait que les domestiques de leur mari. Les maisons ne ferment pas à clé. Les Utopiens sont tous habillés de la même façon, et se réunissent dans des réfectoires pour manger. Les familles vivent au sein de clans, dirigés par l’homme le plus âgé - à moins qu’il ne soit sénile.

Chacune des 54 villes d’Utopie est administrée par un conseil élu, tandis qu’un sénat de 162 membres, qui se réunit chaque année dans la capitale, Amaurote, dirige l’île. Les affaires politiques sont discutées publiquement, et les évoquer en privé est passible de la peine de mort c’est même le seul crime, avec l’adultère, susceptible d’une telle condamnation.

Les Utopiens sont des pacifistes qui n’ont recours à la guerre que pour se défendre ou pour libérer un peuple opprimé. Ils ne suivent pas de religion particulière et les lois d’Utopie interdisent de persécuter les individus pour des motifs religieux. Seuls trois dogmes sont imposés : l’immortalité de l’âme ; la punition ou la récompense qui suivent la mort ; le gouvernement du monde par la providence divine. Ceux qui ne croient pas à ces dogmes sont exclus de la communauté, mais ni battus, ni tués.

L’ Utopie est l’un des ouvrages les plus controversés de la littérature philosophique. Dans quelle mesure Thomas More partage-t-il les idées exprimées dans son livre ? Il est difficile d’imaginer qu’un catholique tel que lui ait pu avoir pour idéal un État païen fondé sur la raison et la philosophie, ignorant de l’Incarnation et des sacrements. Toutefois, Utopie ne constitue-t-elle pas un symétrique inversé, voire souhaité, de la société de l’époque de Thomas More ? Si la première partie de l’ouvrage est une critique en règle de la société chrétienne, la seconde ne peut-elle être lue comme un modèle à suivre ?

On retrouve d’ailleurs dans le livre la tension, importante pour comprendre More, entre la philosophie de Platon et celle de Cicéron. Tandis que la première partie renvoie à la problématique cicéronienne des devoirs du citoyen, la seconde est une référence explicite à la société idéale de la République de Platon. Thomas More a-t-il voulu définir un idéal platonicien de société, à charge pour l’homme d’État cicéronien d’y conduire ?

On ne peut cependant pas exclure que Thomas More ait simplement voulu dénoncer en un seul essai deux modèles de société. En effet, il critique ailleurs le communisme des anabaptistes et a toujours montré un grand souci de ses intérêts économiques et de son confort, comme en témoigne par exemple la luxueuse maison qu’il se fit construire à Chelsea dans la décennie 1520. De plus, à l’exception de sa fille Margaret, il ne tenait pas les femmes en haute estime, comme en témoigne son affirmation qu’il « n’est pas possible de vivre, même avec la meilleure des femmes, sans bon nombre d’inconvénients » .

Une autre question, plus importante encore, est soulevée par la description de la législation religieuse d’ Utopie : elle a entretenu la légende d’un Thomas More moderne et tolérant. Il s’agit pourtant là encore d’une erreur de perspective. Trop d’historiens ont eu la réflexion troublée par l’intuition émue d’avoir affaire à un précurseur, un homme qui, avec quatre siècles d’avance, partageait les idéaux de l’époque contemporaine.

Or les premiers biographes de More ont fait l’erreur de s’appuyer exclusivement, pour définir ses positions en matière de tolérance religieuse, sur les textes de l’Utopie. Ils ont négligé deux éléments essentiels : ses autres écrits, d’une part, la politique qu’il préconise en tant que conseiller de la monarchie, de l’autre.

Examinons les faits. Dans la décennie 1520, Thomas More devient, avec quelques autres, comme l’évêque de Rochester, John Fisher, l’un des champions du catholicisme contre les attaques de la Réforme lancée par Luther en 1517. Partisan forcené des autodafés de livres hérétiques, il affirme que leurs lecteurs doivent subir le même sort : « Quant aux hérétiques [...] le clergé les dénonce [...] et lorsqu’ils le méritent, le temporel les brûle. Et, après le feu c’est l’enfer qui les reçoit, là où les scélérats brûlent pour l’éternité. »

L’oeuvre polémique de Thomas More fourmille de sentences comparables. Dès 1523, il rédige une Réponse à Luther qui révèle une conception très catholique de l’autorité dans l’Église, autour d’un concept essentiel, celui de tradition. La tradition chrétienne, issue des apôtres, explique-t-il, a été défendue par l’Église et il n’est pas à la portée d’un homme ici, Luther de la remettre en cause.

Devenu chancelier en 1529, More poursuit sa lutte. Il renforce la chasse aux livres hérétiques, il se prononce en faveur des bûchers. Dans une lettre à Érasme, il affirme : « Je trouve cette race d’hommes absolument écoeurante, à tel point que, à moins qu’ils ne retrouvent leur raison, je veux les haïr aussi fort qu’il est possible. »

Son attitude en tant que conseiller d’Henri VIII doit cependant être resituée dans son contexte : dans son attaque contre l’hérésie, Thomas More ne fait qu’appliquer la politique voulue par Henri VIII, en s’appuyant sur une législation contre les hérétiques qui remonte au XVe siècle l’acte De heretico comburendo date de 1401.

Les enjeux sont, dans le contexte de ces années de querelles religieuses, trop importants pour qu’il soit possible de transiger. Aux yeux de Thomas More, les punitions réclamées sont amplement méritées. Elles représentent le châtiment du pire des crimes : celui d’avoir mené des âmes à la damnation éternelle.

Quoi qu’il en soit, il est en contradiction avec ce qu’il a écrit dans l’ Utopie . Thomas More n’est pas un humaniste pacifique. C’est un expert en latin et en théologie, détenteur et défenseur d’une vérité essentielle : celle qui permet aux hommes de gagner leur salut. Un autre problème réside dans l’image du saint, difficilement compatible avec celle de l’homme d’État, même vertueux. Ses premiers biographes ont donc élaboré le mythe du « courtisan réticent » reluctant courtier . Thomas More a, de son côté, multiplié les affirmations telles que « je me sens aussi mal à la Cour qu’un mauvais cavalier sur une selle » . Par ces propos, il s’aligne sur l’idéal érasmien de l’humaniste isolé, membre de la république des lettres mais retiré parmi ses livres et se consacrant à l’étude de la philosophie et de la théologie. Difficile pourtant de croire à ces professions de foi quand on examine son brillant parcours au service du roi.

Devenu chancelier, More est amené à se prononcer sur un enjeu essentiel : le divorce d’Henri VIII. Ce dernier a épousé en 1509, grâce à une dispense pontificale, Catherine d’Aragon, la veuve de son frère Arthur. Toujours dépourvu d’héritier mâle après vingt ans de mariage, le roi exprime sa conviction sincère ou feinte que son union n’est pas valide, et cherche à en obtenir l’annulation, afin de pouvoir épouser sa maîtresse Anne Boleyn. Il s’appuie pour cela sur une interdiction du Lévitique concernant l’union avec la femme d’un frère disparu. Consulté sur le sujet dès la fin de 1529, More se prononce en faveur de la légitimité de l’union.

Il suit en cela la position du pape. Celui-ci est réticent à annuler le mariage. Le roi remet en cause la suprématie pontificale sur l’Église d’Angleterre. Dans le même temps, il affirme sa propre autorité sur son Église afin de permettre l’annulation de son mariage.

C’est le début de l’affrontement entre Henri VIII et son chancelier. En effet si Thomas More est hostile au pouvoir du pape, il est en revanche très attaché à celui des conciles ainsi qu’à la tradition de l’Église. Ce que le roi met en cause en posant sa suprématie.

Après s’être dans un premier temps opposé à Henri VIII, le clergé d’Angleterre finit par se soumettre, et reconnaît l’autorité royale sur l’Église le 15 mai 1532. C’est la première étape qui mènera, en trente ans, à l’anglicanisme.

Thomas More saisit parfaitement la signification politique de cette soumission. Le roi jouit à présent d’une liberté presque totale pour faire annuler son mariage avec Catherine d’Aragon. Pour ce faire, il n’hésite pas à remettre en cause une dispense papale et, avec elle, la légitimité de plusieurs siècles d’organisation de l’Église chrétienne.

Dès le 16 mai 1532, More démissionne de son poste de chancelier sous prétexte de maladie ; il déclare vouloir consacrer les dernières années de son existence à une vie dévote. Il promet par là de ne plus se mêler des affaires de l’État. Est-il possible, à l’époque de la Renaissance, de se comporter comme Cincinnatus dans la Rome antique et retourner cultiver son champ une fois sa mission accomplie ? More semble le croire.

Pourtant, dès la fin de 1533, il publie des ouvrages polémiques défendant ses positions. Le voilà de retour dans la sphère publique, comme opposant au roi. Il refuse de prêter le serment que lui demande Henri VIII et qui affirme que son mariage avec Catherine d’Aragon n’a jamais été valide. En avril 1534, More est arrêté et envoyé à la prison de la Tour de Londres.

Au terme de son procès, More est déclaré coupable de trahison pour n’avoir pas reconnu la suprématie du roi sur l’Église d’Angleterre. Le 6 juillet 1535, il est décapité, après avoir dit au bourreau, selon certains : « Du courage, mon garçon, et n’aie pas peur de faire ton office. Mon cou n’est pas bien épais. Aussi, prends bien garde de frapper au bon endroit, si tu veux conserver ta réputation. »

Thomas More se singularise par cette mort. Il est l’un des rares hommes de premier plan de cette période à payer ses convictions de sa vie. Nul doute que c’est à la lumière de ce que certains n’ont pas craint d’appeler son martyre que le discours hagiographique sur Thomas More a été élaboré.

Cependant, il faut se garder de tout anachronisme : en aucun cas on ne peut ériger Thomas More en martyr de la liberté de conscience. Certains de ses écrits ont pu laisser penser qu’il s’était sacrifié pour ses idées. Dans une lettre d’août 1534, alors qu’il est emprisonné, Thomas More explique que son opposition au roi est essentiellement motivée par sa conscience. Le mot même de « conscience » se trouve répété plus de 40 fois.

Durant son procès, il précise sa conception. Il commence par rappeler que l’Angleterre, en tant que partie de la chrétienté, ne peut légiférer d’une manière « contradictoire avec la loi de l’Église catholique et universelle du Christ » . Il affirme ensuite que ni les individus ni les États ne peuvent décider en matière de religion. Afin d’éviter l’anarchie, il faut se référer aux conciles généraux de l’Église. Il conclut qu’il ne peut lui-même « lier sa conscience au concile d’un seul royaume, celui d’Angleterre, contre le concile général de la chrétienté » . On est loin de la liberté de conscience telle qu’on l’entend aujourd’hui. Thomas More est mort « pour défendre la seule foi et l’unique Église, et non pour la liberté de choisir sa foi et son Église » .

Notons toutefois que l’idée d’une conscience libre de choisir sa vérité existe déjà à l’époque. C’est elle qui est utilisée par les juristes et les théologiens auxquels fait appel Henri VIII pour remettre en cause la légitimité de son mariage. S’appuyant sur leurs conclusions, le roi d’Angleterre affirme qu’on peut résister au pape si l’on obéit à sa conscience telle qu’elle est dirigée par le Saint-Esprit. Toutefois, le temps n’était pas encore venu où cette conception pouvait s’appliquer à un autre qu’un roi.

Personnage complexe, Thomas More a perdu de son épaisseur historique pour devenir légende. Il n’a peut-être jamais voulu être prêtre ; il n’a sans doute pas sincèrement souhaité demeurer dans le calme de son cabinet ; il a été le bourreau de la Réforme. Simultanément, cet homme très pieux a produit une oeuvre littéraire considérable, et a défendu la tolérance dans l’ Utopie . Il est l’incarnation parfaite des tensions de la Renaissance européenne. Sa personnalité est plus complexe que celle du saint désintéressé, tolérant, modeste et lisse que l’on évoque traditionnellement.

14 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page